Production de biocarburant à Fanaye : où se trouve l’intérêt des populations ?

Analyse d’un conflit autour d’un projet agroindustriel sur 20.000 hectares

Le 30 mars 2011, SENETHANOL SA et le Conseil Rural de Fanaye signent un protocole d’accord pour la production de biocarburants sur 20.000 hectares de terres de dieri.

Le 13 septembre 2011, SENETHANOL SA signe un accord de partenariat avec l’Institut Sénégalais de Recherche Agricole (ISRA).

Le 26 octobre 2011, le conflit éclate entre la population, qui s’oppose à la spoliation de ses terres, et le conseil rural. Bilan : deux morts et une vingtaine de blessés.

Le 28 octobre 2011, alors que 15 milliards de FCFA auraient déjà été investis et que 3000 hectares emblavés, le gouvernement du Sénégal décide de suspendre l’exécution de ce projet.

Déjà il y a quelque temps un conflit similaire, mais à bien plus petite échelle, avait été observé dans la communauté rurale de Pete.

De nombreux propos contradictoires et passionnés ont été tenus à l’occasion de ces évènements. Quels sont la nature de ce projet et les enjeux sous-jacents ? Essayons d’y voir clair... ce n’est pas facile...

Projet d’investissement

SENHUILE SA est une société détenue à 51% par Tempieri Financial Group (société non référencée sur internet) et à 49% par ’divers’ investisseurs sénégalais (dont l’identité n’est pas connue) dont l’objet est de produire de l’huile de Tournesol.

SENETHANOL SA est une filiale de SENHUILE, dans laquelle sont actionnaires ABE LLC (Advanced Bioenergy, USA) et ABE Italia.

Ses principaux responsables sont Gora Seck (président du conseil d’administration), Benjamin Dummai (PDG) et Momath Ba (directeur des opérations).

L’objectif est la production de 180.000 tonnes de graines de Tournesol par an, qui seront exportées à 100% vers l’Italie, où l’huile qui en sera extraite est destinée à être utilisée comme biocarburant.

  • Les terres qui lui ont été attribuées se situent à 6 km au sud de la route nationale n°2, dans le dieri. Elles ont une superficie de 20.000 ha, soit 4 fois plus que celles exploitées actuellement par la Compagnie Sucrière Sénégalaise à Richard Toll.
  • Des pistes d’accès en latérite contribueront au désenclavement de la zone : Dimat-Houliot (9 km), Thiangaye-Bingol Seno, Thiangaye-Ballel Bingol (18 km).
  • Afin de permettre leur irrigation, un canal de 20 km doit être réalisé à partir du Fleuve Sénégal, représentant un investissement de 2 milliards de FCFA [1].
  • Les investissements prévus s’élèvent à un total 100 milliards de FCFA

Les résidus de la culture de Tournesol seront transformés éthanol ; le projet initial était de produire de l’éthanol à partir d’une culture intensive de patate douce : avec un rendement de 60 t/ha et 2.8 cultures par an, l’objectif était de produire plus de 25.000 litres d’éthanol par hectare mais il a été abandonné pour éviter une concurrence avec la production alimentaire.

  • Le potentiel de production est estimé à 200.000 litres d’éthanol par an, ce qui permettrait (selon le promoteur) d’alimenter une centrale électrique de 150 MW (300 MW en cogénération). Mais la priorité est d’assurer l’autonomie énergétique de l’exploitation (électricité pour les activités de transformation, carburant pour les engins agricoles).
  • Les résidus d’exploitation seront commercialisés comme aliment du bétail. L’exploitation produira également des cultures fourragères et réalisera des bassins de rétention pour l’abreuvement du bétail. L’objectif est d’établir une unité de production de dérivés de l’élevage (beurre, fromage, viande).

Bénéfices annoncés pour les populations

Benjamin Dummai : "Je veux faire de cette région un espace vert. Car la terre est riche malgré l’aridité du climat : le sol est resté en jachère plusieurs décennies et l’eau du fleuve n’est pas loin".

Que propose SENETHANOL ?

  • Créer 2500 emplois, à 90% pour la population locale.
  • Permettre aux populations riveraines d’accéder à l’eau des canaux d’irrigation pour réaliser des cultures de contre-saison (mais les conditions et les limites de cet accès à l’eau ne sont pas précisées).
  • Réaliser au cours des 5 années à venir pour 800 MFCFA d’investissements sociaux (structures éducatives et sanitaires, et 12 forages).
  • Verser à la communauté rurale des droits et taxes qui devraient contribuer au financement du plan local de développement :
    • 500 MFCFA de droits pour l’affectation des terres (25.000 FCFA/ha), dont apparemment l’utilisation n’a pas été définie.
    • 500 MFCFA sur la durée du contrat de concession (15 ans), ainsi que le stipule le protocole d’accord entre Senethanol et la communauté rurale, et non par an comme il a été dit dans de nombreux articles, soit 33 MFCFA/an.

Commentaires et réflexions

Face à cette présentation idyllique, on serait tenté de voir là une opportunité fantastique pour la population de la communauté rurale de Fanaye, mais beaucoup de questions restent posées, que l’on n’a vues abordées nulle part :

Lorsque Momath Ba, interviewé par Walfajiri le 3 novembre 2011, fait l’historique de l’avènement de ce projet, il évoque un accord du conseil régional de Saint-Louis et des Eaux et Forêts, un protocole avec le Ministère de l’Agriculture par l’intermédiaire de l’ISRA, mais pas la réalisation d’une étude d’impact environnemental, qui est pourtant obligatoire dans le cas d’un tel projet et constitue un préalable à l’investissement :

  • Elle aurait été l’occasion d’une large information de la population, par un tiers agréé par le ministère de l’Environnement, d’une enquête d’utilité publique.
  • Les sols dans cette région sont fragiles. Y pratiquer des cultures intensives, en exportant la totalité de la matière organique, risque de conduire à leur dégradation irréversible.
  • Comment a été évalué le respect par ce projet des critères de durabilité des biocarburants établis par l’Union Européenne en 2009 (directive 2009/28/CE) ? Ces critères, résumés dans un Document de position sur les biocarburants, incluent la protection des sols, des eaux et des terres dégradées, et l’implication de l’ensemble des acteurs concernés à travers des processus de mise en œuvre transparents, consultatifs et participatifs, le respect des conventions internationales sur le droit du travail...

Toutes les graines de tournesol seront exportées, il n’y a aucune extraction d’huile au Sénégal :

  • Lors d’un récent atelier sur le décret d’application de la loi sur les biocarburants, les représentants d’une filiale du groupe TOTAL qui cultive du tournesol dans le bassin de l’Anambe, dans le sud du pays, défendaient que l’huile de tournesol ne peut constituer une source de biocarburant car il est bien plus intéressant de la valoriser comme huile alimentaire. Qu’en est-il réellement ?
  • Si la production de biocarburant à partir de tournesol est rentable, pourquoi ne pas chercher en premier lieu à approvisionner le marché national et apporter une contribution significative (180.000 t de graines, cela représente une capacité de production de 100 millions de litres d’huile) à la réalisation de son indépendance énergétique, à la promotion de l’huile végétale comme biocarburant ? L’exportation de graines ne permet-elle pas de contourner la loi sur les biocarburants, qui soumet la production industrielle de biocarburants et leur exportation à l’obtention d’une licence octroyée conjointement par les ministères en charge des biocarburants et de l’énergie ?
  • Les tourteaux, qui auraient alors été produits localement et qui constituent un aliment de choix pour le développement de l’élevage, représentent, sur la base de 50 FCFA/kg, une valeur non négligeable de 3.5 milliards de FCFA.

La loi sur le domaine national, au titre de laquelle l’attribution de terres à SENETHANOL a été prononcée, est en cours de révision. Une des importantes évolutions attendues est la possibilité de transformer les titres d’affectation de terres en titres fonciers.

  • Si c’’était effectivement le cas, alors SENETHANOL ne bénéficierait pas seulement d’une concession sur 15 ans, mais deviendrait propriétaire de ces terres !

La valeur des chiffres

On annonce, pour promouvoir l’intérêt de ce projet pour la région, des grands chiffres ; mais que représentent-ils vraiment ?

  • Les taxes à percevoir par la Communauté Rurale (500 MFCFA sur 15 ans) s’élèvent à 1665 FCFA/ha/an, ou 0,185 FCFA/kg de graine exporté : n’est-ce pas ridicule par rapport aux profits générés par le projet ?
  • Le tournesol a un potentiel de production de 5000 l/ha d’éthanol : les 200.000 litres produits localement (et pour la plus grande partie consommés par le projet lui-même) ne représentent que 2 pour mille des 100 millions de litres qui seront extraits des graines exportées en Europe !
  • Les 5 milliards de charges salariales annuelles constituent certes une injection importante de ressources au niveau de la collectivité locale, mais cette charge ne représente finalement que 28 FCFA/Kg de graines de Tournesol, valorisé en 2011 sur le marché international entre 245 et 340 FCFA/kg.
  • Sur la base de 245 FCFA/kg, le produit brut d’exploitation annuel de SENETHANOL, hors valorisation des sous-produits et activités annexes, s’élève à 44 milliards de FCFA. Les investissements sociaux réalisés au cours des 5 premières années, représentent 1 pour mille du produit brut total sur la durée de la concession.

Et encore, dans cette rapide évaluation on ne prend pas en compte les profits générés en Europe par la valorisation d’un biocarburant qui aurait pu être commercialisé au Sénégal...

C’est finalement moins de 10% du produit brut de la filière qui revient, toutes ressources confondues, aux populations qui, entre temps, sont devenues salariées sur leurs propres terres. N’était-il pas possible d’envisager un schéma plus équitable ?

Conclusion

Les terres affectées à SENETHANOL représentent un tiers des terres cultivables de la communauté rurale.

Si ces terres sont si riches, pourquoi ne pas avoir négocié un accord de partenariat ayant pour objet de les valoriser pour satisfaire les objectifs nationaux de sécurité alimentaire, d’indépendance énergétique et de développement local ?

La démarche du projet semble beaucoup plus orientée vers la maximalisation des revenus générés au profit de ses promoteurs plutôt que vers un partenariat porteur de développement durable entre la collectivité locale et l’investisseur.

Les populations n’en sont pas dupes. Elles ont l’intuition que, si elles prennent en compte la perte d’une partie importante de leur capital foncier et l’incertitude quant à l’avenir de leur relation avec un projet sur lequel elles n’ont aucune prise, elles ne gagnent rien dans l’accord qui a été conclu. Les millions qu’on leur donne en pâture ne sont que poudre aux yeux, mirage.

Comment pourraient-elles, seules, valoriser à leur profit leurs terres ? S’associer avec d’autres qui ont la capacité technique ou financière n’est pas, en soi, un scandale, mais de nouvelles formes de partenariats doivent être inventées, qui respectent leurs droits et leur avenir.

Le silence dans cette affaire des ONG qui, entre 2009 et 2010 ont mené, tant au niveau national qu’international, de vives campagnes contre la production agro-industrielle de biocarburants est surprenante.

Mais n’ont-elles d’autre choix, elles qui n’ont pas su concevoir et promouvoir auprès des décideurs locaux des alternatives durables aux approches qu’elles dénonçaient ?

Le développement des biocarburants est inéluctable, mais nous devons le concevoir autrement. Cela devient, aujourd’hui, une réelle urgence.


Depuis 5 ans est entrain de mûrir dans le département de Foundiougne une alternative à l’agression des agroindustriels.

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[1] 1 € = 656 FCFA


publié par   Bruno Legendre
le jeudi 3 novembre 2011
 
 
Protocole SENETHANOL / CR de Fanaye
Protocole SENETHANOL / CR de Fanaye
Walfajiri le 3 novembre 2011
Walfajiri le 3 novembre 2011
Interview de Momath Ba
Document de position sur les biocarburants
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Facilité Energie de l’UE

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