Le temps du paysan
Les implications multiples de l’introduction d’une nouvelle spéculation agricole obligent, avant même d’en cautionner l’idée, à se demander comment elle répondra aux attentes que ces hommes nourrissent envers elle, quelle contribution elle apportera réellement à la professionnalisation de l’agriculture, à la génération de richesses et de capacités techniques et humaines sur lesquelles pourront s’ancrer de nouvelles initiatives de développement portées par les territoires.
Il faut du temps au paysan pour s’approprier de nouvelles pratiques, faire évoluer son système de production, appréhender et maîtriser les risques inhérents à tout investissement, plus difficiles (mais pas impossibles) à assumer dans un contexte de pauvreté.
Pédagogue de la nature, il règne sur elle, aussi revêche soit-elle, en y investissant tour à tour son savoir, son espoir, sa vision. Il s’obstine à semer son champ de mil, année après année, même s’il ne récolte rien, parce qu’il sait qu’un jour il va pleuvoir, au bon moment, suffisamment, et que ce jour-là il ne veut pas faire face à la faim de ses enfants et leur dire « j’étais fatigué, je n’y croyais plus, je n’ai pas semé ». L’échelle de temps qui est la sienne s’inscrit dans une histoire toujours bien vivante et elle s’étend au-delà de sa génération. La valeur de son temps échappe aux économistes ; elle ne se mesure pas en rémunération de journées de travail. La constance de sa présence, envers et contre tous les soubresauts de la vie, fait du plus humble le moteur de l’histoire de son terroir et lui octroie une respectabilité qui féconde les équilibres sociaux sans lesquels, la violence de certains conflits récents l’a montré , il devient hasardeux d’investir [1].
Le temps du financier
Tout autre est le monde de l’investisseur de capitaux. Sa logique est de valoriser non pas une terre mais de l’argent, de sécuriser non pas une vie mais des capitaux, de construire non pas une histoire mais des châteaux. Son objectif est de produire le plus possible pour accumuler, ailleurs, des biens ; de générer des profits le plus vite possible, afin de minimiser les risques d’un lendemain qui ne lui appartient pas.
L’investisseur, pris dans une course de vitesse, est toujours de passage. Il survole l’histoire du terroir, évite de s’y attacher et la contribution qu’il peut paraître apporter à son développement n’est que l’acquittement d’un droit de passage, dérisoire en regard de ce qu’il amasse. Ce que ce terroir deviendra lui importe peu. Ceux qui ont fait fortune de la commercialisation de l’arachide n’ont eu aucun égard pour les sols que cette culture a progressivement détruits, et lorsque aujourd’hui leur soif inextinguible de profits les pousse, eux où leurs semblables, à revenir et déclarer ces terres comme « marginales », on est en droit d’exprimer une certaine suspicion quant à la sincérité de leurs propositions pour les valoriser.
Une rencontre difficile
Pour le paysan comme pour l’investisseur de capitaux, le temps constitue un paramètre clef de leur réussite. L’un le fuit car il érode, chaque jour qui passe, son capital financier, le craint car plus il s’étend et plus l’inconnu qu’il porte peut être destructeur. Pour l’autre, il est porteur d’une histoire millénaire et enrichit, chaque jour qui passe, son capital humain.
Les physiciens le savent bien, la puissance est le résultat de la combinaison de deux facteurs : la vitesse et de la force. Mues par le même objectif, qui est de réaliser le potentiel que recèle cette terre, deux approches s’opposent : l’une préconise de briser les contraintes et d’agir vite pour y substituer un autre ordre qui serait, selon ses normes, plus efficace ; l’autre, de prendre le temps d’acquérir la maîtrise de ces contraintes et de s’imposer dans un ordre qui resterait, selon son intuition, immuable.
La rencontre de ces deux logiques peut être très violente, destructrice. Elle est l’affrontement de deux visions du monde, et de la place de l’homme en son sein, qui tentent de conserver ou d’acquérir, dans tous les cas d’imposer, leur tutelle sur un terroir.
Mais la puissance que revendique chacune d’entre elle pourrait bien n’être qu’apparence et l’issue à long terme de ce rapport de force est loin d’être évidente. La dynamique en jeu dépend de nombreux autres facteurs, parfois catalyseurs imperceptibles, que ne laisserait supposer cette trop simpliste dichotomie, et la solution pour un développement durable des territoires ne se trouve probablement ni dans l’une ni dans l’autre, mais dans un juste équilibre entre les deux.
Aucun avenir ne sera durable s’il s’établit sur les ruines résultant d’un choc de titans. Il ne peut être que le fruit du patient travail d’artisans d’un nouveau type, ouverts, certes, aux propositions, et à la logique structurante qui les accompagne, de ceux qui se disent prêts à investir leurs capitaux, mais qui savent également entendre la voix des ruraux et leur appel à ne pas sous-évaluer le capital foncier et social dont ils sont et doivent rester les gestionnaires.
Cet avenir qu’il s’agit finalement de construire, aujourd’hui en panne, doit être partagé.
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