Créer de la richesse, le piège des apparences


Pour accéder aux territoires qu’il ambitionne de conquérir, l’agro-industriel recherche le soutien des politiques, pour lui plus faciles à convaincre que les populations de l’effet d’entrainement que son activité pourrait avoir sur le développement local et, de là, national. ...

Cet article est le 7ème d’une série qui propose une réflexion sur les dynamiques rurales et le rôle qu’elles pourraient jouer comme moteurs d’un développement durable au Sénégal

(lire ici l’introduction à cette réflexion).

Une histoire peu reluisante

Parce qu’ils partagent la même logique temporelle, politiques et investisseurs sont faits pour s’entendre : rythmant les échéances auxquelles il leur faut rendre des comptes à leurs actionnaires, électeurs ou banquiers, le temps leur manque toujours. Dans un monde où la communication est devenue un instrument majeur d’accès au pouvoir, la visibilité des actions est souvent plus importante que l’évidence, passée à l’épreuve du temps, de leurs impacts. On fait rapidement l’hypothèse, sans la vérifier mais en l’affirmant avec une telle force et en tout lieu qu’elle s’impose à nous comme une évidence, que les conditions seront ainsi créées pour permettre définitivement l’émergence de nouvelles dynamiques économiques.

Mais la réalité n’est pas toujours aussi reluisante que la dorure dont on la recouvre. Ainsi en va-t-il de nombre de ces infrastructures dont l’inauguration en grande pompe fait la une de tous les journaux et qui font un instant rêver d’un pays en pleine transformation : routes dont le revêtement est arraché dès les premières pluies, structures sanitaires sans personnel qualifié et écoles où les enseignants, jeunes sans formation pédagogique ni expérience, ne pourront jamais être de véritables formateurs, milliers d’hectares reboisés et aussitôt détruits par la nature parce que les sommes fabuleuses englouties dans des kilomètres de clôtures ne peuvent à elles seules restaurer la fertilité des sols, centaines d’équipements agricoles distribués avec largesse et abandonnés faute de pièces détachées ou encore unités de transformation se recouvrant progressivement de poussière parce que la production des paysans est insuffisante pour en alimenter les machines ou que tout simplement ils la livrent ailleurs, installations ultramodernes de défluoration, réalisées dans un effort louable pour rendre enfin potable l’eau consommée par les populations, mais dont les points de distribution sont inaccessibles faute d’aménagement de leurs abords... La liste pourrait continuer ainsi, dont on ne sait si on peut en atteindre le terme, et qui fait notre honte.

Et pourtant, tout cela on le pressentait bien alors que l’on célébrait en grande liesse et à force discours la réception de ces ouvrages.

Flou autour des projets agro-industriels

Il en est de même, que l’on ne se fasse pas d’illusion, des espoirs suscités par la plupart des grands projets agro-industriels chez ceux qui les ont accueillis. On remarquera d’ailleurs que l’on ne sait pas grand-chose de leurs impacts réels, tant les populations concernées, définitivement effacées devant eux, ont peu d’occasions de prendre la parole et de s’exprimer. Que sont donc devenus les dizaines de milliers d’hectares de terres qu’elles leur ont cédés ? Que sont devenus ceux qui les exploitaient autrefois et à qui on a promis emplois et merveilles ? Quelles nouvelles capacités ont-ils contribué à développer chez les jeunes de la région ? Quelles sont vraiment toutes ces infrastructures, fruits annoncés de centaines de millions de francs d’investissements annuels qui devraient avoir complètement transformé l’environnement des villages ?

S’est-on quelque fois inquiété du respect des engagements pris ?

Une étude initiale d’impact environnemental et social ne suffit pas à garantir l’intégration d’un projet d’investissement dans le milieu naturel et humain où il est envisagé de l’implanter. La critique des populations, à laquelle il est soumis à cette occasion, n’est possible et ne peut être efficace que si toutes les informations le concernant, et pas simplement une grossière perspective d’ensemble, sont mises à leur disposition, intégralement et dans un format qui leur permette d’en apprécier l’intérêt et les risques. C’est très rarement le cas. Et de toute façon, à partir du moment où le feu vert est donné, tous les dérapages sont possibles, car aucun mécanisme ne permet de maintenir un équilibre durable entre raison sociale et enjeux financiers, économiques et politiques.

Les dispositions prévues par la loi permettent, si tant est qu’elles sont dissuasives et qu’elles sont appliquées, de sanctionner les nuisances environnementales, mais pas l’absence de respect des engagements sociaux. Contrairement aux pratiques courantes en matière de marchés publics ou de contrats privés de mise à disposition ou d’exploitation de biens, l’autorisation d’investir n’est assortie d’aucune caution qui ne serait libérée qu’après évaluation impartiale de l’effectivité, de la qualité, des performances et de la durabilité des investissements sociaux qui avaient été annoncés.

L’accord des populations

Il est trop facile d’obtenir un accord de populations et même d’élus mal informés, mal outillés pour évaluer l’équité dans le partage proposé des bénéfices générés et incapables d’agir si les accords conclus ne sont pas appliqués.

L’Etat lui-même en est incapable. Depuis des dizaines d’années des agro-industriels déversent dans le Lac de Guiers leurs eaux de drainage, polluent impunément une réserve d’eau douce stratégique utilisée pour l’alimentation de millions de personnes. Et pourtant un décret y interdit strictement tout rejet depuis 1973.

Bien souvent l’action, peu importe les milliards déversés, se limite à une gesticulation. On crée du rêve. Le rêve de sortir de l’isolement et de pouvoir circuler aisément entre les régions, d’accéder à des soins et une éducation de qualité, de voir restauré le couvert végétal et améliorée la productivité du travail agricole, d’acquérir la capacité à en valoriser les fruits, et pour les jeunes, enfin, de ne plus avoir à risquer sa vie sur des pirogues surchargées pour tenter tout juste de survivre…

Les manifestations hautes en couleurs avec tam-tam et danses, pas plus que les grands meetings rassemblant des milliers de personnes, ne sont pas l’expression de l’adhésion des populations. Il est trop facile hélas, et là l’expertise des politiques est immense, de mobiliser des foules, de tenir des ateliers de validation, de créer l’apparence d’une participation au processus de décision qui n’est finalement que manipulation…

Le devoir de croire au rêve

Il ne s’agit pas ici de se cantonner dans une opposition aveugle et sectaire à tout schéma de développement agro-industriel. D’aucuns ont en effet, de façon incontestable, contribué à la structuration du monde rural et à son évolution. Ainsi la Sodefitex, bien qu’on puisse lui reprocher une culture industrielle du coton qui est certainement l’une des plus polluantes, a investi à travers son département « Bamtaare » (Développement en pulaar) dans la professionnalisation des paysans, en soutenant la diversification de la production agricole et l’émergence de réseaux de microfinance, d’unités artisanales de transformation, de centres de formation et de radio rurales, et contribué ainsi à l’établissement durable de nouvelles dynamiques rurales indépendantes de son activité. Mais on ne saurait certainement pas dire la même chose de filières de production d’arachide, de tomate, de canne à sucre ou de produits maraîchers.

Il s’agit d’inviter à la plus grande vigilance et de lancer un avertissement : l’investisseur extérieur, sans attaches locales, insaisissable, est socialement irresponsable. La richesse de quelques uns ne crée ni le bonheur des autres ni la paix au sein des sociétés qui la nourrissent et où elle s’étale. Elle a toujours été, au contraire, la source de guerres sanglantes, et la misère et les frustrations qu’elle génère ont toujours été le terreau de la violence, de l’instabilité, et de malheurs plus grands encore. On est trop souvent tombés dans le piège. Les profits sont allés ailleurs que dans la réalisation d’un rêve dont pourtant nous avons besoin car il nourrit notre espoir d’un avenir meilleur pour nos enfants. Il est trop rarement la vision inspirée d’un bâtisseur, de ceux qui, par leur ténacité et leur sacrifice personnel, se dévouent à la concrétisation d’un véritable projet d’entreprise, mais un mirage : « le soleil a fait danser son enfant » disent les peulhs. La beauté de l’image de l’image nous fascine et nous entraîne malgré nous.

Il s’agit de regarder les choses en face, de nous sortir de ces habits de miséreux pour lesquels tout est bon à prendre et dans lesquels nous sommes engoncés, de contenir notre avidité face aux trésors que l’on fait scintiller à nos yeux jusqu’à nous rendre aveugles à nos propres richesses. Car en effet, considérons-le sérieusement, nous comptons des entreprises qui sont la fierté de l’Afrique, nos banques regorgent de ressources, et notre économie est beaucoup plus stable que celles de bien de nos donneurs de leçons : sommes-nous vraiment incapables de valoriser nos terres et d’améliorer la productivité de notre agriculture, d’inventer de nouveaux schémas de développement agricole qui soient durables, sans avoir à copier des modes de production qui ailleurs sont profondément remis en question du fait de leur évident échec social, environnemental et économique ?

On vous oppose un sourire narquois et condescendant ? Le défi est certes de taille, mais regardez les merveilles de l’art de nos stylistes, peintres, chanteurs, sculpteurs, écrivains et tant d’autres qui éblouissent le monde entier : un peuple capable de générer de tels talents serait-il donc inapte à prendre en main son avenir ? Ce génie créateur pourrait-il n’être réduit qu’à un art de la palabre ? Cet art ne serait-il que magie, artifice savant pour tuer le temps et distraire un peuple passif et dépourvu de courage ? Ou est-il l’expression de cette capacité visionnaire qui a porté une histoire glorieuse, généré de puissants empires à une époque où l’Europe s’entretuait dans des guerres barbares ? Acceptera-t-on de laisser dénigrer ces capacités comme on a accepté de laisser taire cette histoire ? Ce qui fut pour d’autres Lumières, terreau de l’émancipation des peuples, serait-il pour nous dilettantisme ?

N’est-il pas curieux que récemment, le même jour, dans la même édition d’un grand journal quotidien [1] , s’expriment Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations-Unies et prix Nobel de la paix, et Samir Amin, directeur du forum du Tiers-Monde, pour dénoncer le risque de déstabilisation dû à une génération trop rapide de richesse au profit d’une minorité, le désastre social qui résulte d’un « capitalisme des petits copains » et de stratégies opportunistes, et recommandent l’émergence de projets souverains s’inscrivant dans une perspective holistique ?

Que l’on tourne en dérision notre recherche d’un avenir meilleur pour notre pays, n’a que peu d’importance. L’appel de ces hommes, de ces Africains qui suscitent le respect des plus puissants, cet appel qui, au lieu de nous réduire à nos faiblesses, nous exhorte à nous approprier nos richesses et à promouvoir les valeurs de partage de nos sociétés, à oser imaginer un monde autre, a bien plus de valeur à nos yeux.


A lire aussi :

  1. Prologue
  2. Un défi qui nous concerne tous
  3. Un accès équitable à l’énergie, base du développement
  4. Nouvelles technologies : le monde rural acteur à part entière du secteur de l’énergie
  5. Biocarburants, au-delà de la polémique, une ressource locale et durable d’énergie
  6. Investir dans la terre, le temps du paysan

Attention !

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[1] Edition du 5 février 2013 du journal Le Soleil


publié par   Bruno Legendre
le vendredi 19 avril 2013
 
 

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